Les stratégies du smart power américain : redéfinir le leadership dans un monde post-américain
Colloque international proposé par Maud Quessard-Salvaing (MIMMOC, Université de Poitiers) et Maya Kandel (IRSEM, Ecole Militaire, Paris)

ARGUMENTAIRE

Dès sa prise de fonction, lors de son audition devant la commission des affaires étrangères au Sénat, en 2009, Hillary Clinton avait revendiqué la mise en œuvre du smart power ; ce pouvoir intelligent, habile combinaison du hard et du soft power, qui devait assurer à l’Amérique la restauration et le maintien de son leadership : « Nous devons faire usage de ce que l’on appelle le smart power, c’est-à-dire la panoplie complète des outils qui sont à notre disposition (diplomatie, économie, armée, politique, droit, culture) en utilisant chacun d’entre eux ou une combinaison de tous ces outils. Grâce au smart power, la diplomatie deviendra l’avant-garde de la politique étrangère ». Rhétorique visant à redynamiser le soft power américain émoussé par les années Bush ou véritable stratégie d’avant-garde, ces revendications s’inscrivaient dans une réflexion de longue date portée par le politologue et ancien sous secrétaire d’état de l’Administration Clinton, Joseph Nye, co-auteur, avec Richard L. Armitage, dès 2007 d’un rapport sur le smart power, visant à adapter le modèle du leadership américain aux crises du XXIe siècle (CSIS, “Commission on Smart Power : A smarter, more secure America, Center for Strategic and International Studies”). Embourbée dans les conflits d’Irak et d’Afghanistan, rattrapée sur le terrain de la diplomatie publique et de la promotion de son modèle démocratique au Moyen-Orient comme dans l’ensemble du monde arabe, littéralement déboussolée par la crise du capitalisme de Wall-Street, l’Amérique du tandem Obama-Clinton se devait de mettre en œuvre de nouvelles stratégies pour adapter son leadership et résister aux prédicateurs du déclin.

Très vite, dès lors, des velléités de coopération “intelligente” avec l’ensemble des partenaires des Etats-Unis, qu’ils soient étatiques ou privés conduisent le département d’Etat à s’adapter, aux exigences complexes de la gouvernance globale et aux mutations nécessaires de l’Etat-nation en Etat- réseau (Network state, Manuel Castell).

Sur le terrain, l’ambition première est de transformer les ambassadeurs américains en véritables PDGs, devant à la fois gérer les prérogatives de la diplomatie traditionnelle et les partenaires de la société civile qu’il s’agisse des personnels des agences américaines ou bien des partenaires de la société civile locale. Parallèlement, la figure de proue de la “Diplomatie et du Développement”, USAID, doit devenir une super multi-agence capable de coordonner l’ensemble des initiatives public-privé pour l’aide au développement dans les pays du tiers monde comme dans les nations émergentes avec une priorité, le monde Musulman ; cette stratégie doit être une illustration du soft power de l’ère Obama tel qu’énoncé lors du discours du Caire (2009). Par ailleurs, le smart power du tandem Obama-Clinton redéfinit également les stratégies de la diplomatie publique gouvernementale, en faisant des diplomates des hommes de réseaux multidirectionnels, comme multimédias, capable de s’adresser aussi bien à leurs homologues officiels qu’à n’importe quel groupe ou individu engagé dans la société civile et le débat politique, qu’il soit démocratique ou non, dans l’espace public réel ou virtuel (cyberespace). La coopération avec les différents acteurs de la sphère publique para-gouvernementale (chefs d’entreprises, institutions, ONGs, simple citoyen) oeuvrant à la fabrique du politique, devait être la clé de voûte du “pouvoir intelligent”.

A “l’heure du partage” (Fareed Zakaria, The Post American World), du désengagement au Moyen-Orient, du pivot de la diplomatie d’Obama vers l’Asie, et des redéfinitions du leadership américain post crises, ce colloque proposera de s’interroger sur les fondements stratégiques et les pratiques du smart power américain dans un monde post-américain, caractérisé par l’interdépendance des puissances anciennes ou « émergées ». La combinaison du hard et du soft power, les stratégies et les outils qui leurs sont associés réussissent-ils à refonder ou contribuent-ils à adapter le leadership américain comme l’avait également appelé de ses voeux, le secrétaire à la Défense, Robert Gates lors de son entrée au sein de l’Administration Obama ?

Les travaux de ces débats auront pour but de dresser un panorama des théories, des stratégies et de lieux géo-stratégiques où le smart power américain s’élabore et s’exerce pour permettre une analyse des nouveaux moyens et des nouvelles ambitions de la puissance américaine, en particulier en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique mais aussi vis-à-vis des puissances voisines (Amérique latine, Canada) ou alliées (Europe, OTAN).

En Asie, nouvelle priorité stratégique affichée par Washington, l’administration Obama reconduite ne souhaite pas, dans un premier temps, enfermer son face-à-face annoncé et de plus en plus instable avec Pékin dans une dimension uniquement militaire, où le risque de conflit deviendrait de plus en plus important. La relation entre les Etats-Unis et la Chine est particulièrement complexe, caractérisée notamment par une interdépendance économique qui distingue cette nouvelle bipolarité de la guerre froide passée.

Pourtant, la possibilité d’une nouvelle guerre froide peut sembler de plus en plus réaliste. Cependant elle pourrait revêtir un tout autre visage, Pékin jouant la carte du développement économique, tandis que Washington, à la manière de Moscou, s’enliserait dans une course aux armements inutile et trop coûteuse, que la première puissance mondiale ne parviendrait plus à assurer. Le monde à l’envers, en quelque sorte. Les premiers signes de cette tendance ne manquent cependant pas : les dépenses de défense importantes, mais encore relativement faibles, de la Chine affolent les cercles stratégiques à Washington, et la conséquence en est un budget de défense des Etats-Unis qui reste excessivement élevé ; le dollar, qui semble de plus en plus entre les mains de Pékin, pourrait poser problème à Washington après avoir incarné sa puissance ; la balance commerciale est évidemment très largement à l’avantage de Pékin, ce qui déchaîne aux Etats-Unis des levées de boucliers contraires à l’esprit même des règles du commerce international que Washington a mises en place, avec quelles conséquences ? ; enfin, la capacité d’influence de la Chine (diplomatique, politique, culturelle…) de plus en plus grande, si elle éloigne les risques de confrontation militaire, renforce le poids de Pékin sur la scène internationale, au détriment de Washington.

C’est à une sorte de « soft » guerre, en référence au « soft power », que nous assistons actuellement, et qui risque bien de marquer les relations entre les deux pays dans les prochaines décennies. C’est précisément sur cet aspect que, contrairement à la stratégie de l’URSS, la Chine déploie tous ses efforts en vue d’apparaître aux yeux du monde comme une puissance aux multiples aspects, et non comme un régime s’appuyant uniquement sur sa force militaire. Face à cela, les Etats-Unis peinent à trouver une stratégie appropriée, et la conséquence est une forme de repli sur soi et de critiques incessantes de la montée en puissance chinoise.

D’autres paramètres la compliquent : d’un côté les alliés de l’Amérique dans la région, dont l’inquiétude est avant tout sécuritaire, souhaitent un renouvellement des garanties de leur alliance avec Washington. D’un autre côté, Washington semble vouloir mener l’offensive diplomatique jusque sur le territoire des alliés traditionnels de la Chine, comme le montre le voyage d’Obama au Laos, Cambodge et en Birmanie, tous traditionnellement plus proches des Chinois. Mais Pékin a également mené depuis quelques années une contre-offensive sur le terrain-même du soft power face aux Américains, et il sera intéressant d’étudier ces expérimentations croisées et leur influence réciproque dans le cadre du colloque.

Plus largement, la volonté américaine de « pivoter vers l’Asie », exprimée dans le dernier document stratégique américain de janvier 2012, exprime surtout une volonté de mettre fin aux guerres de George W. Bush, mais aussi, plus largement, de se désengager du Moyen-Orient, au moins d’un point de vue militaire. Pour reprendre la formule du chercheur de la Brookings Shadi Hamid, le mot d’ordre américain semble être « engage where we must, disengage when we can », formule qui doit être comprise comme une volonté de ne plus traiter tous les problèmes par l’outil militaire, particulièrement – mais pas seulement – au Moyen-Orient. Allant de pair avec une réaffirmation du leadership américain, il s’agit donc de remplacer le militaire par d’autres leviers d’influence, y compris par le recours aux alliés de l’Amérique, au premier rang desquels les Européens, qui pourraient alors jouer un rôle dans les nouvelles stratégies de smart power américain.

Or, l’hyper-militarisation, constatée jusqu’alors, de la politique étrangère américaine (budget, rôle prépondérant de la défense par rapport au département d’état, querelles intestines entre Pentagone et Maison-Blanche (Bob Woodward, Obama’s wars)) soulève des interrogations légitimes quant à la place annoncée, pourtant, comme incontournable du soft power dans la politique étrangère américaine. Des équilibrages “intelligents” ou au contraire des arbitrages forcés dans un contexte de crise économique et de war fatigue ont du être opérés entre hard et soft power par l’ensemble des co-décideurs de la politique étrangère américaine, pour servir une politique étrangère inconstante, « protéïforme » (Justin Vaïsse), favorisant la promotion de la démocratie (lors des printemps arabes) ou la realpolitik menée par Barack Obama, à défaut d’un interventionnisme souhaité par les démocrates faucons.

Quant à la fabrique du smart power, reste une situation où sur chaque dollar du budget fédéral américain, 20 centimes vont à la Défense, tandis qu’à peine un penny va à la diplomatie. Le département d’Etat a en effet un « défaut » majeur au regard du Congrès : il dépense la quasi-totalité de son budget et de son énergie à l’étranger. Il n’est donc pas surprenant qu’il ne compte guère de champions au Congrès, puisqu’il y a là bien peu à rapporter à sa base électorale. Pour le Pentagone, la situation est exactement inverse, et particulièrement cruciale en ces temps de crise économique et de chômage élevé. En réalité, le débat stratégique dépend pour beaucoup de choix qui seront faits ailleurs dans d’autres domaines, sur la taille de l’Etat fédéral et la nature des dépenses publiques notamment. En somme, les Américains sont face à un véritable choix de société (entre mener à terme la révolution reaganienne ou restaurer l’Amérique des classes moyennes), qui détermine aussi non seulement la taille du budget militaire, mais aussi l’allocation des ressources entre Pentagone et département d’Etat. Il s’agit d’un arbitrage entre poursuivre la militarisation de la politique étrangère, ou au contraire adapter le leadership américain à un monde caractérisé par une redistribution de la puissance autour du globe, et par un changement de nature des relations entre Etats.

C’est tout l’enjeu du second mandat d’Obama, en particulier au Congrès, car ce sont les parlementaires qui ont le dernier mot dans le débat et les arbitrages budgétaires. Ces arbitrages en cours, devraient exprimer aussi un choix quant à l’évolution du leadership américain, et au destin du smart power.

Discussing the Strategies of American Smart Power Redefining US leadership for a post-American world

During her confirmation hearing with the Senate Foreign Affairs Commission to be Secretary of State of the first Obama administration in 2009, Hillary Clinton defended the notion of a new “smart power”, combination of hard and soft power, that the US should implement to reassert and maintain global leadership : “We must use what has been called ‘smart power,’ the full range of tools at our disposal — diplomatic, economic, military, political, legal, and cultural — picking the right tool, or combination of tools, for each situation. With smart power, diplomacy will be the vanguard of foreign policy.” Rhetorical argument aimed at restoring an American soft power damaged by the Bush administration, or actual new strategy, the argument was in any event linked to a line of thought already promoted by Joseph Nye, co-author with Richard Armitage in 2007 of a report on smart power aimed at adapting American leadership to the crises of the 21st century . With the difficulties of the Iraq and Afghanistan wars, the challenges to public diplomacy and the promotion of democracy in the Middle East, and the crisis of Wall Street capitalism, the new Obama-Clinton team in foreign policy needed to put forward a new strategy to adapt American leadership and resist a rising and vocal trend of ‘declinist’ arguments.

Upon taking over her new role, Clinton launched an ambitious new strategy at the Department of State aimed at developing “intelligent” forms of cooperation with the partners of the U.S., whether public or private, to try to adapt to a nascent and evolving global governance, based on a transformation of the Nation-state into a Network state (Manuel Castell).

On the ground, the first ambition is to transform American ambassadors into “CEOs” dealing both with traditional diplomacy as well as partners in the “civilian society”, either American or local. At the same time, the idea is to transform USAID into a super-multi-agency capable of coordinating the whole range of public-private initiatives, with a strong priority on emerging countries, especially in the Muslim world, with the objective of translating into concrete action Obama’s 2009 Cairo speech to the Muslim world. Besides, the “smart power” put forward by the Obama-Clinton team aims at redefining the strategies of governmental public diplomacy, by promoting new forms of engagement, from “twitterdiplomacy” to discussion with local and civilian as well as official actors in foreign countries, and integrating all the different actors (NGOs, private companies, institutions, private citizens) into a common smart strategy.

In this new “post-American world” (Fareed Zakaria), with the U.S. disengaging from the Middle East while pivoting to Asia, this conference aims at questioning the new forms and strategic pillars of this new smart power, and the attempt at redefining American leadership to adapt to a new reality characterized by new forms of interdependence between old powers and new “emerged” ones. Have the new combination of hard and soft power, the new instruments and strategies developed by the first Obama administration succeeded in transforming American leadership ? Have they adapted it to the new reality ? Have they failed in changing anything ?

The conference and the different workshops and papers to be presented aim to present a panorama of the theories, strategies and places where this American smart power has been developed and applied, to help a general analysis of the new means and ambitions of American power, especially in Asia, in the Middle East and Africa, but also in the neighboring countries (Latin America, Canada) and with traditional allies (Europe, NATO).

In Asia, one of the challenges for Washington is to build and develop a complex relation with China, characterized by economic interdependence and a rising strategic rivalry in the region. A new form of “soft war” seems to be emerging, that could define the relations between the two powers and will impact the world. In the Middle East, American strategy seems to fit the description of Brookings scholar Shadi Hamid, defined as « engage where we must, disengage when we can », which can also illustrate the new American desire to promote ways other than military to deal with world crises.

But the fabric itself of this new smart power remains problematic, when out of every dollar of the federal budget, 20 cents go to Defense while only one penny goes to diplomacy and development. The State Department has not much of a local constituency, and members of Congress have much more motivation to defend the Pentagone budget, especially in the context of slow economic growth, high unemployment, and more recently sequestration. The debates in Congress and between the legislative and executive branches of government will thus also have a strong impact on the quality, even the possibility, of developing a new smart power. It will be one of many challenges of the second Obama administration, and will have a determining impact on the evolution of American leadership.

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