Journée d'études "Espace public en tension(s)"

Depuis la traduction et la publication de la thèse de Jurgen Habermas en 1962, l’espace public a longtemps été considéré comme « une dimension constitutive de la société bourgeoise » reposant sur l’idéal normatif de délibération rationnelle et de formation d’une opinion publique éclairée. Cette conception a toutefois fait l’objet de révisions critiques en raison de son ancrage dans une culture élitiste. Oscar Negt et Alexander Kluge, dans Öffentlichkeit und Erfahrung (1972), introduisent la catégorie d’espace public oppositionnel (Gegenöffentlichkeit). Leur démarche consiste à réinscrire la question de l’espace public dans le champ des rapports sociaux et à souligner que l’expérience des classes dominées, des travailleurs et des mouvements contestataires ne trouve guère de place dans l’espace public bourgeois tel que le décrit Habermas.

L’espace public oppositionnel désigne ainsi un ensemble de pratiques discursives et culturelles, hétérogènes et conflictuelles, qui prennent forme en dehors des canaux institutionnalisés de la communication et qui constituent autant de tentatives de produire une contre-hégémonie. Cette reconceptualisation met en évidence la pluralité des espaces publics, leur ancrage dans des expériences sociales différenciées, et leur fonction essentielle de résistance face aux logiques d’exclusion et de domination symbolique. Elle ouvre également la voie à des prolongements théoriques décisifs, notamment dans les travaux féministes et postcoloniaux, qui insistent sur la nécessité de penser les contre-publics subalternes (Fraser, 1992) comme espaces critiques et émancipateurs au sein des sociétés contemporaines. Dans la même lignée, Geoff Eley décrit l’espace public comme « une arène de contestation des significations, dans laquelle différents publics, opposés les uns aux autres, se disputent l’espace et dont “certains publics” peuvent être complètement exclus » (1992 : 325).

Cette journée d’études, soutenue par le Collège international de Philosophie, l’Unité de recherche MIMMOC (Mémoires, identités, marginalités dans le monde contemporain) et la FE2C (Fédération des études en civilisation contemporaine), se propose de réunir des chercheuses et des chercheurs issus de différentes disciplines afin de s’interroger sur la dimension concurrentielle de l’espace public. Elle aura notamment pour objectifs de :

  1. Revenir sur la pensée habermassienne et les révisions critiques qu’elle continue de susciter. L’intérêt pour l’espace public, palpable dans toutes les sphères de la société, conduit à de nombreuses imprécisions : on parle ainsi d’espace public lorsqu’il est question d’aménagement du territoire, d’écologie, de sécurité intérieure ou de justice sociale. L’espace public tend également à être idéalisé : à l’image de l’agora grecque, il est souvent présenté comme un lieu de débat raisonné sur les affaires de la res publica. Mais quelle place laisse-t-il réellement aux classes subalternes et minorisées ? Le débat démocratique n’est-il pas dénaturé par les médias de masse ?
  2. S’interroger sur les questions de gestion et de régulation des lieux et spatialités de la vie collective. Seront évoquées les politiques visant à faciliter ou, au contraire, à restreindre l’accès à l’espace public en instaurant différentes formes de ségrégations sociales. La réappropriation des espaces de vivre-ensemble, qui caractérisent les mouvements sociaux de l’après 2008 (Thouverez, Puisais, 2024), engendre par exemple de nouvelles formes de contrôle : « Loi bâillon » de 2015 en Espagne, « Loi anti-casseurs » de 2019 en France, etc. ; ou militarisation de l’espace urbain via l’utilisation de caméras, de drones, de passeports biométriques et autres technologies à visée sécuritaire (Graham, 2012).
  3. Envisager l’espace public comme enjeu et support de luttes en faveur de l’émancipation et de la visibilité publique. Les revendications portées par les collectifs féministes ou LGTBQI+ (droit à circuler sans être agressé.es, ni agressé.es, ou tout simplement droit à être visibles) ou par les minorités politiques, identitaires et sociales, dans différentes aires géographiques et culturelles, retiendront particulièrement notre attention. Leurs tentatives de transformation des structures hégémoniques de pouvoir par le langage et la réunion des corps dans l’espace public seront envisagées selon l’approche comparée.

 

Programme

Matin : Salle B016

9h30. Ouverture de la journée par Marion Picker, directrice de l’unité de recherche MIMMOC (Mémoires, identités, marginalités dans le monde occidental contemporain).

9h45. Gilles Marmasse, Université de Poitiers, « Quelle redéfinition de l’espace public dans Droit et Démocratie de Jürgen Habermas ? »

10h15. Éric Puisais, Collège international de Philosophie, UCO, « Le partage de l’espace public ».

11h. Pause-café.

11h15. Philippe Cauvet, Université de Poitiers, « La notion d’espace public en Irlande du Nord : réflexion théorique et empirique ».

11h45. Ombelyne Dagicour, Université Catholique de l’Ouest, « L’espace public comme scène de concurrence politique et mémorielle : le cas du Pérou sous le Oncenio du président Leguía (1919-1930) ».

12h30. Repas au restaurant universitaire Les Hurons.

13h30. Balade immersive. Exposition « Joxe Lacalle, corps social en action », Centre de documentation de la MSHS de Poitiers. Animation proposée par les étudiant.es du Master LLCER Mondes hispanophones.

 

Après-midi : Amphi Marsha P. Johnson

14h15. Marion Paoletti, Université de Bordeaux, « Genre et espace public : perspective théoriques et pratiques ».

14h45. Sophie-Zoé Toulajian, professeur en CPGE, rattachée au LARHRA en Rhône Alpes, « Performances arméniennes. Des corps protestataires en lutte contre la Turquie dans l’espace public français au tournant des années 1980 ».

15h30. Ludivine Thouverez, Université de Poitiers, « L’espace public au Pays basque : objet de luttes et de mémoires concurrentielles ».

16h. Conclusions.

16h30. Réunion de la Fédération des études de civilisation contemporaine (pour les membres du réseau).