Les événements récents de Catalogne ont suscité une demande d’expertise de la part des médias français. Ludivine Thouverez a notamment répondu aux questions de journalistes de L’Express et du Figaro.

 

Catherine Gouëset, L’Express, 11/10/2017.

CRISE EN CATALOGNE: « RAJOY EST SOUS LA PRESSION DE SA DROITE »

Mariano Rajoy a adopté un ton d’une extrême fermeté sur la Catalogne au lendemain de la déclaration alambiquée de son dirigeant sur l’indépendance. Analyse d’une spécialiste de l’Espagne.

Au lendemain de la prestation ambiguë de Carles Puigdemont sur l’indépendance de la Catalogne, Mariano Rajoy a refusé l’appel au dialogue du dirigeant séparatiste. Mardi soir, le président de la Generalitat(exécutif catalan) avait invoqué le droit de la région à devenir un Etat indépendant en vertu du « mandat du peuple » [allusion au référendum contesté du 1er octobre], avant de suspendre cette déclaration d’indépendance, pour laisser place au dialogue.

« Il n’y a pas de médiation possible entre la loi démocratique et la désobéissance, l’illégalité », a répondu Mariano Rajoy devant le Congrès des députés, ce mercredi. Analyse de la crise politique avec Ludivine Thouverez, maître de Conférences à l’Université de Poitiers et intervenante à Sciences-Po.

Ce n’est pas la première fois que le PP adopte une ligne dure face aux régionalismes. L’ex-chef du gouvernement José Maria Aznar avait adopté des mesures très fermes contre les séparatistes basques -incarcérations, fermetures de médias pro-indépendance… La menace terroriste lui avait permis d’obtenir l’assentiment général. Cette fois, la Catalogne a certes enfreint la légalité constitutionnelle, mais elle s’est exprimée de manière pacifique.

Pourquoi Rajoy a-t-il redoublé de fermeté?

Il est sous la pression de plus droitiers que lui. Sous la houlette d’Albert Rivera, Ciudadanos et une frange du parti populaire emmenée par Aznar lui reprochent son manque de fermeté depuis que le particularisme catalan a pris de l’ampleur en 2012, après que Madrid a retoqué une partie du statut d’autonomie catalan. Ils lui demandent depuis plusieurs semaines d’activer immédiatement l’article 155 de la Constitution qui suspend l’autonomie. Le gouvernement a aussi envisagé de faire appel à l’article 116, qui prévoit la suspension temporaire des droits fondamentaux.

Le soutien du chef du PSOE, Pedro Sanchez, à la ligne dure adoptée par Rajoy est une surprise…

Sur la question nationale, les positions de la gauche espagnole ne sont pas forcément plus flexibles que celle de la droite, à l’exception de la jeune formation Podemos. Le PSOE plaide en faveur d’un Etat fédéral, mais beaucoup en son sein sont animés par un sentiment nationaliste espagnol. La crise Catalane a ravivé le patriotisme espagnol. Il surgit désormais de manière décomplexé dans une large partie de l’échiquier politique. On a vu une multiplication des drapeaux espagnols brandis dans tout le pays. Dans plusieurs villes d’Espagne, des démonstrations nationalistes virulentes se sont exprimées lors du départ de policiers envoyés en renfort en catalogne aux cris de « réglez-leur leur compte ! » (A por ellos !).  Ces mois de tension sont à l’origine d’une véritable dégradation du lien social en Espagne et en Catalogne, malheureusement attisée par de nombreux médias espagnols.

Le socialiste Pedro Sanchez dit avoir obtenu de Mariano Rajoy une promesse de travailler à un projet de réforme constitutionnelle. Cela vous semble-t-il faisable dans le contexte actuel?

C’est en tout cas la proposition la plus raisonnable de ces dernières semaines! La plupart des problèmes du gouvernement avec les communautés autonomes viennent de l’impossibilité de réformer les statuts d’autonomie. Reste que l’échéance est lointaine. Il n’est pas sûr que cela suffise à apaiser les esprits en Catalogne.

Avez-vous été surprise par la dureté du discours de Mariano Rajoy, ce mardi?

Non. Madrid refuse depuis le début toute négociation avec les séparatistes catalans. Le chef du gouvernement a même enclenché le processus qui pourrait aboutir à la suspension de l’autonomie -via l’article 155 de la constitution. Ce serait une première depuis la transition démocratique. Il ne devrait pas avoir de mal à le faire valider, par le Congrès des députés et par le Sénat, puisque trois des quatre principaux partis se sont prononcés pour: le Parti populaire (PP, droite traditionnelle) du Premier ministre, le Parti socialiste (PSOE) et Ciudadanos (droite libérale).

Blandine Le Cain, Le Figaro, 27/10/2017.

CE QU’IL FAUT SAVOIR POUR COMPRENDRE LE BRAS DE FER INSTITUTIONNEL EN ESPAGNE

FOCUS – Le Sénat examine vendredi les mesures demandées par le gouvernement espagnol pour suspendre l’exécutif catalan. Pour comprendre les enjeux et crispations qu’engendre cette mesure, il convient d’avoir en tête certaines spécificités institutionnelles et historiques de l’Espagne.

Une partie des Catalans réclament l’indépendance d’une région déjà autonome et accusent le pouvoir central d’usurper le pouvoir de l’exécutif. Voilà une situation bien difficile à saisir pour un lecteur français. Pour comprendre la situation espagnole, il peut être bon d’avoir en tête l’organisation institutionnelle du pays et quelques éléments de son histoire récente. Nous faisons le point.

La Constitution de 1978 résume ce souci d’associer l’unité à l’autonomie: l’article 2 défend «l’indissoluble unité de la Nation espagnole» et, dans le même temps, «reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui l’intègrent». Dans cette organisation, l’État conserve un moyen d’intervenir directement en cas de crise: c’est le fameux article 155, qui lui donne la latitude d’agir sur des prérogatives qui ne lui reviennent pas en temps normal.

Dans le cas de la Catalogne, le premier ministre Mariano Rajoy a insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une suspension de l’autonomie mais «de l’exécutif»: les mesures demandées au Sénat par Madrid visent le président Carles Puigdemont et son gouvernement régional.

 

• Pourquoi cette histoire institutionnelle a-t-elle un lien avec la crise actuelle?

«Historiquement, l’Espagne avait plutôt une tradition centraliste, qui a été exacerbée par la dictature», rappelle Ludivine Thouverez, chercheuse à l’Université de Poitiers. L’autonomie a été attribuée à trois régions possédant une identité culturelle différenciée: le Pays Basque, la Galice et… la Catalogne. À la sortie de la dictature franquiste, un régime spécifique a été offert à ces territoires marqués par de fortes nationalités et qui avaient particulièrement souffert du franquisme, de manière à s’assurer de leur permanence au sein de l’Espagne. Mais, par la suite, par souci d’égalité, la décentralisation a été étendue aux autres régions. «Du café pour tout le monde» («El café para todos») avait résumé le chef de gouvernement de l’époque, Adolfo Suárez. La fomule est devenue symbolique et reste connue de tous en Espagne.

Avec le temps, des revendications d’une plus grande autonomie sont apparues, notamment en raison des différences de prérogatives qui subsistent et se sont accentuées entre les différentes régions. Le Pays Basque, la Galice et la Catalogne sont les plus autonomes et disposent, par exemple, de leur propre force de police. Mais «la région basque bénéficie d’un plus: la région lève elle-même l’impôt. Les spécialistes s’accordent à dire que c’est un système très avantageux pour le Pays Basque», souligne Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Iris sur les Etudes ibériques. «C’est un des points à l’origine de la dérive catalane actuelle, même si ce n’est pas le seul.» Le refus, de la part de Madrid, de négociations sur un tel régime pour la Catalogne a en effet contribué à accentuer le basculement de l’exécutif régional d’une revendication souverainiste vers un indépendantisme affirmé.

 

• Pourquoi ce recours à l’article 155 constitue-t-il un événement?

Sur le plan juridique, un tel recours à l’article 155 est une première, ce qui crée beaucoup d’incertitude. «Le texte a été utilisé une fois à la fin des années 1980, au sujet de la fiscalité des Îles Canaries», rappelle Jean-Jacques Kourliandsky. «Mais ce n’était que sur un point très précis» et le contexte n’était pas celui de la crise politique actuelle.

Or, la Constitution ne détaille pas l’ensemble des modalités de mise en place de l’article 155 et les conséquences juridiques font débat. «Si le président catalan décidait de dissoudre le Parlement d’ici vendredi, que se passe-t-il?», interrogeait ainsi le spécialiste avant l’annonce de Carles Puigdemont, jeudi.

Deux thèses s’opposaient, détaillait le chercheur: Madrid et le Parti populaire, le parti de Mariano Rajoy, assuraient que cela ne changerait rien, tandis que les socialistes espagnols (le PSOE) qui ont apporté leur accord pour le recours à l’article 155, estimaient que cela remettrait les compteurs à zéro. Ce doute et l’absence de garanties offertes par Madrid contre la convocation de nouvelels élections fut finalement l’argument avancé par le président catalan pour s’en remettre au Parlement.

 

• Pourquoi le recours à cet article suscite-t-il une telle crispation, y compris à Madrid?

Sur le plan politique et symbolique, la question de la prise de contrôle d’un exécutif régional par Madrid ravive des querelles liées à l’histoire du pays. Après les violences policières lors du référendum interdit du 1er octobre, les références aux méthodes franquistes n’ont ainsi pas tardé. «Le président catalan actuel a recours à une ligne de défense qui, par certains côtés, prétend réveiller certains souvenirs du franquisme, même si ce n’est pas très convaincant», pointe Jean-Jacques Kourliandsky. À la question de l’indépendance se greffe ainsi une mise en cause d’un pouvoir qui ne respecterait pas les principes démocratiques.

 

De son côté, Ludivine Thouverez n’écarte pas l’effet potentiel d’un tel discours. «Pour une partie des Espagnols, et pas seulement des Catalans, le fait qu’il n’y ait pas eu de rupture franche avec la période franquiste peut créer un trouble», souligne-t-elle. Sans compter que le parti du premier ministre, le PP, fondé par d’anciens franquistes, a été plusieurs fois critiqué pour son positionnement vis-à-vis de la dictature. La chercheuse rappelle également que la question du centralisme «renvoie aussi au nationalisme espagnol, qui existe et dont on ne parle pas assez».

Pour la spécialiste, par ailleurs membre d’un projet de recherche sur la presse financé par l’Institut catalan des études autonomiques, la difficulté, sur cette question, réside dans l’extrême polarisation du débat en Espagne. «Ce discours-là est minoritaire dans les médias, qui s’en remettent à la Constitution. Or, en se retranchant derrière le problème juridique, on écarte la question politique: quelles articulations du pouvoir en Espagne, dans le futur? Quelle réponse aux aspirations citoyennes exprimées? En dehors de ce qu’on pense de l’indépendance, un problème démocratique est posé.»

 

• Pourquoi parle-t-on de «suspension de l’autonomie»?

L’Espagne fonctionne sur un modèle quasi-fédéral mis en place par la Constitution du 6 décembre 1978. Le pays est divisé en 17 communautés autonomes, que l’on peut comparer aux régions françaises mais qui possèdent des prérogatives plus étendues dans plusieurs domaines comme la Santé, l’Éducation, la Culture, le Tourisme. Le pouvoir central en conserve certaines, notamment la sécurité du territoire et le contrôle aux frontières. C’est ce qui explique qu’on les qualifie d’«autonomes».